Ce que la réforme des honoraires ne dit pas sur l’avenir du soin en Belgique

Martin Boonen - Rédacteur en chef adjoint & digital - FORBES

Face à la réforme controversée des honoraires médicaux portée par le ministre de la Santé Franck Vandenbroecke, un collectif de gynécologues bruxellois dénonce dans une tribune ses effets potentiellement délétères. Le Dr Iphigénie de Selliers, gynécologue et cofondatrice du centre Aspera Medical, figure parmi les supporters. Elle revient ici, en tant que praticienne de terrain, sur les risques concrets pour les cabinets indépendants, l’accès aux soins et l’avenir du système belge.

Le projet de réforme du ministre Frank Vandenbroucke vise à plafonner les suppléments d’honoraires médicaux pour rendre les soins plus accessibles et réduire les inégalités tarifaires. Initialement très strict (plafond de 25% en ambulatoire, 125% à l’hôpital, suppression du conventionnement partiel), le texte a suscité une forte opposition, notamment une grève des médecins en juillet 2025. Face à cela, son entrée en vigueur a été repoussée à 2028, avec une concertation prévue jusqu’en 2027.


Franck Vandenbroucke, vice-premier ministre de Belgique, et Ministre fédéral de la Santé et des Affaires sociales © DR/Shutterstock.com

Dans une tribune, un collectif de gynécologues bruxellois alerte sur les effets potentiellement contre-productifs de la réforme. Elle défend que les soins sont déjà largement accessibles, que les suppléments financent partiellement les hôpitaux sans grever le budget de l’État, et que la suppression du conventionnement partiel pourrait fragiliser l’attractivité de la profession médicale, en particulier pour les jeunes spécialistes confrontés à des coûts d’installation très élevés.

Forbes Belgique – Quel est votre regard global sur le projet du ministre Vandenbroucke ?

Dr Iphigénie de Selliers – Ce projet de loi traduit une méconnaissance structurelle du terrain médical. Il applique une logique de contrôle budgétaire sur un système déjà sous tension, sans différencier les réalités du secteur hospitalier et de la médecine indépendante. C’est une réforme pensée comme un outil d’égalisation tarifaire, mais qui, dans les faits, menace la diversité des offres de soins. La médecine ne se résume pas à une grille de tarifs.

Le Dr Iphigénie de Selliers, gynécologue et fondatrice du centre Aspera Medical à Bruxelles

– Que reprochez-vous particulièrement au texte ?

 L’absence de concertation. Cette réforme traite de façon identique les hôpitaux, les maisons médicales et les indépendants, alors que nos réalités sont incomparables. Les suppléments permettent d’offrir un suivi de qualité, des consultations plus longues, plus humain. Les patients le savent, ils choisissent cela. Je me demande aussi quelle est la finalité réelle de cette réforme. Est-ce vraiment l’accessibilité qui est visée ? Ou bien une réduction des dépenses de santé, aux dépens de la qualité des soins ? Lorsqu’on examine l’architecture globale du projet, on comprend que le levier budgétaire semble primer sur toute autre considération.

– Vous exercez dans un centre indépendant. Quelle est votre réalité économique au quotidien ?

 J’ai cofondé le centre Aspera Medical pour proposer une prise en charge globale et humaine de la santé préventive, sur des bases pluridisciplinaires. Ce modèle repose à 100% sur nos moyens propres. Aucun financement public à l’installation. Aucun soutien à l’équipement. Nous finançons tout : machines d’échographie entre 60 000 € et 120 000€ (sans parler des machines de mammographies, dont le prix se chiffre en centaines de milliers d’euros), logiciels de prescription obligatoires, loyers élevés, matériel à usage unique non remboursé, secrétariat, assurances dont les primes ont explosé avec l’inflation… Rendez-vous compte qu’une simple lampe led sur bras articulé mais adaptée à un usage gynécologique peut coûter 1000€ ! Le tarif INAMI pour une consultation gynécologique est de 33€ brut. Cela ne couvre même pas les frais fixes. Nous ne bénéficions pas, comme en hôpital, d’infrastructures mutualisées ou de personnel subventionné. Les suppléments d’honoraires permettent de maintenir notre modèle. Sans eux, notre exercice devient déficitaire.

© Aspera Medical

© Aspera Medical

– À quoi servent concrètement ces suppléments ?

 Ils garantissent la qualité. Nous offrons des consultations longues (30 minutes, parfois plus) qui permettent de prendre en charge la patiente dans sa globalité. Nous sommes disponibles en urgence, en soirée, le week-end. Cela nécessite une organisation familiale particulière, des gardes, une astreinte. Ces suppléments servent aussi à financer notre formation continue, à maintenir un niveau d’expertise et d’équipement constant. C’est une illusion de croire que ces suppléments relèvent du luxe. Ils permettent une médecine accessible, humaine, efficace. Sans eux, ce sont les hôpitaux qui devront absorber la charge, avec une file d’attente allongée et une médecine moins personnalisée.

– Le ministre justifie la réforme par des impératifs d’accessibilité. Que lui répondez-vous ?

 Que son raisonnement repose sur des chiffres déconnectés. Les données du KCE (Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé) sont claires : seuls 0,9% des Belges ont renoncé à des soins pour des raisons financières en 2023. Pas 41%, comme on l’a entendu dans certains médias. Et ces renoncements concernent principalement les soins dentaires et la médecine générale, pas la médecine spécialisée. En parallèle, les patients à faibles revenus (BIM) ne paient plus de suppléments. Cette mesure a déjà été mise en œuvre, et c’est une avancée importante. De plus, la moitié des patients disposent d’une assurance complémentaire qui prend en charge tout ou partie des suppléments. Les patients restants font un choix éclairé : payer un supplément pour une prise en charge plus complète, plus humaine. Ce n’est pas une barrière, c’est une option.

De plus, le secteur médical indépendant forme une chaîne économique locale : équipement, maintenance, secrétariat, techniciens, informaticiens, loyers. La disparition d’un modèle privé viable réduira les recettes de TVA, provoquera des pertes d’emplois et fragilisera tout un écosystème de PME qui fournissent services et matériel.

En outre, l’effondrement du privé menacerait directement le marché des assurances complémentaires (hospitalisation, soins ambulatoires, couverture santé), qui pèse plusieurs milliards d’euros par an en Belgique. Ce secteur emploie des milliers de personnes et génère d’importantes recettes fiscales. Si ce marché se contracte, ce sont non seulement des revenus fiscaux qui disparaissent, mais aussi des emplois et tout un réseau de prestataires qui s’effondre. Ces effets collatéraux doivent impérativement être intégrés dans toute évaluation budgétaire de la réforme.

– Vous avez signé la tribune du collectif de gynécologues bruxellois. Qu’est-ce qui vous y a particulièrement interpellée ?

 Elle met en évidence trois angles morts de la réforme. D’abord, la suppression du conventionnement partiel est une erreur stratégique. Cette flexibilité permet à de nombreux médecins d’équilibrer leur pratique : une partie conventionnée (à tarifs contrôlés), une autre non (avec suppléments modérés). Supprimer cette possibilité, c’est forcer les jeunes à choisir entre deux extrêmes : précarité ou désengagement. C’est invivable. Ensuite, la réforme ignore la complexité de la nomenclature. L’INAMI fonctionne encore avec des grilles archaïques, non indexées, qui ne reconnaissent ni le temps médical, ni les compétences transversales, ni les technologies de pointe. Enin, une part significative est reversée aux hôpitaux (jusqu’à 50 % dans certains cas). Priver le système de cette ressource privée, sans la compenser par des fonds publics, revient à l’appauvrir dangereusement.

– Quelles conséquences prévoyez-vous si la réforme est adoptée en l’état ?

 La fermeture de nombreux cabinets spécialisés. L’allongement des délais de rendez-vous. Une surcharge pour les hôpitaux. Et surtout, un appauvrissement de la médecine de qualité. Il faut aussi parler d’un risque majeur : la désertification médicale. Si les jeunes médecins ne peuvent plus exercer en dehors des structures hospitalières faute de rentabilité, beaucoup renonceront à s’installer. Cela renforcera les inégalités territoriales, surtout dans les zones semi-rurales ou périurbaines, déjà sous-dotées.

– Quelles alternatives concrètes proposeriez-vous ?

 Premièrement, réformer la nomenclature. Ce chantier est vital. Il faut valoriser les actes intellectuels par rapport aux actes physiques (que les progrès et la technologie ont permis d’alléger et raccourcir, pour le patient comme pour le praticien), la prévention, les spécialités à faible volume mais à haute technicité. Deuxièmement, encadrer les suppléments, oui, mais intelligemment : affichage obligatoire, transparence, contrôle des abus, paiement électronique imposé. Cela renforce la confiance et empêche les dérives sans pénaliser les pratiques saines. Troisièmement, maintenir le conventionnement partiel. Voire en faire un tremplin encadré pour les jeunes diplômés ou les médecins étrangers en phase d’installation, comme le suggère la tribune. Cela garantirait un accès conventionné sans décourager l’installation. Et surtout, envoyer un signal de reconnaissance aux soignants. Aujourd’hui, nous avons l’impression d’être suspectés en permanence. On parle de sanctions, de retraits de numéros INAMI, de contraintes toujours plus lourdes. Mais on oublie le cœur du métier : la vocation, l’écoute, la responsabilité humaine. Si on casse cela, c’est tout le système qui vacille. Personne ne devient médecin pour devenir riche ou pour rouler en cabriolet. Nous choisissons cette carrière pour soigner nos patients du mieux possible. Cette réforme annoncée va à l’encontre de tous nos idéaux.

Forbes BE : https://www.forbes.be/fr/ce-que-la-reforme-des-honoraires-ne-dit-pas-sur-lavenir-du-soin-en-belgique-2/

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