La santé mentale « grande cause nationale », intéressant mais pas suffisant : interview du Pr A. Pelissolo

Quentin Harochee - Jim.fr

Article

Au moins cela aura-t-il survécu à l’instabilité ministérielle : la santé mentale est bien la grande cause nationale de cette année 2025. Si cette mesure n’a pas été sans susciter une légère circonspection chez certains acteurs du secteur, la majorité considère cependant comme positive l’exposition dont devrait bénéficier la psychiatrie. C’est notamment le cas du professeur Antoine Pelissolo, (GHU Henri-Mondor, AP-HP, Créteil), dont on connaît l’engagement en faveur d’une réforme en profondeur de l’offre de soins en psychiatrie, même s’il considère que ce seul label ne saurait suffire face à l’ampleur de la tâche. Pour le JIM, il revient sur les besoins chroniques de cette spécialité, mais aussi ses crises aiguës (comme l’actuelle pénurie de quétiapine) et les enjeux épidémiologiques avant d’évoquer plus largement la question de l’engagement du praticien face aux défis de nos sociétés. 

JIM.fr - La situation très difficile de la psychiatrie française est bien connue et a notamment fait l’objet d’un rapport parlementaire en fin d’année dernière. Quelles solutions d’urgence permettraient selon vous de sortir la psychiatrie de l’ornière ?

Professeur Antoine Pelissolo - Les difficultés de ce secteur sont tellement anciennes et structurelles qu’aucune mesure simple ne permettra de rétablir la situation en peu de temps. C’est la raison pour laquelle il faut un plan d’action pluriannuel, encadré par une loi organique définissant des objectifs de rénovation et de renforcement de l’offre de soins en psychiatrie. L’urgence est à l’augmentation des effectifs soignants du service public, notamment les postes de psychiatres, psychologues et infirmiers, afin d’ouvrir des lits hospitaliers là où il en manque, et à la hausse des capacités de prises en charge ambulatoires en consultations, équipes mobiles et hôpitaux de jour. Certes il est difficile de recruter du fait des problèmes d’attractivité, mais si les conditions de travail s’améliorent avec moins de saturation des structures, et avec l’octroi de primes pour les postes les plus difficiles (notamment en hospitalisation), on peut espérer voir revenir les soignants qui sont partis du fait de la perte de sens de leur travail. Il faut également créer des places dans les foyers spécialisés, car beaucoup de patients stabilisés, mais n’ayant pas une autonomie suffisante pour vivre seuls, restent hospitalisés souvent pendant des années en attendant une place dans le secteur médico-social, ce qui est aberrant.

Des efforts réels mais insuffisamment coordonnés 

JIM.fr - Dans son dernier avis, le CCNE souligne un paradoxe : la situation difficile de la psychiatrie est bien connue et pourtant les pouvoirs publics restent relativement attentistes. Partagez-vous ce constat ? A quoi l’attribuez-vous ?

Professeur Antoine Pelissolo - Des efforts ont été engagés au cours des dernières années dans le cadre de la feuille de route de la délégation à la psychiatrie et à la santé mentale, avec le soutien à des innovations et le financement de nouvelles structures de soins. Mais ces aides sont « saupoudrées » sans vision d’ensemble et projet politique à long terme ; et le retard à rattraper est gigantesque, car la psychiatrie a été sous-financée pendant plusieurs décennies, par manque d’intérêt voire véritable négligence des pouvoirs publics. Même au sein du monde médical, la santé mentale a souvent été déconsidérée, traitée comme le « parent pauvre » de la santé. Il est vrai également que les psychiatres n’ont pas toujours été très organisés et unis pour défendre leur spécialité, du fait des débats d’école et des divergences qui les ont souvent divisés. 

JIM.fr - Michel Barnier et à son tour François Bayrou ont dit vouloir faire de la santé mentale la grande cause nationale de l’année 2025. Qu’attendez-vous de ce label ? 

Professeur Antoine Pelissolo - Le label Grande cause nationale, réclamé depuis plusieurs années par les acteurs et usagers de la psychiatrie, doit permettre de déployer des actions d’information et de sensibilisation du public, ce qui peut être très utile pour changer les regards sur les pathologies mentales, lutter contre la stigmatisation que subissent les patients, et inciter à l’accès aux soins. Mais cette seule communication ne suffira pas, car l’offre de soins est insuffisante et le décalage entre les besoins et les capacités de prise en charge risquent de continuer à s’aggraver. Il faut donc, en complément de cette Grande cause, un véritable plan psychiatrie et pédopsychiatrie assorti de mesures concrètes et de décisions budgétaires fortes.

La psychiatrie figure généralement parmi les spécialités les moins prisées par les étudiants en médecine. Comment expliquez-vous ce désamour ? Comment y remédier ?

Professeur Antoine Pelissolo - Cette réalité est ancienne, et s’explique par les particularités de cette spécialité pour laquelle tous les étudiants n’ont pas forcément une appétence spontanée. Les représentations négatives sont parfois tenaces, alors qu’il s’agit d’une spécialité passionnante, très diverse, humaniste et moderne. Par ailleurs, les spécialités privilégiées par les étudiants demeurent celles qui génèrent le plus de revenus en pratique libérale, ce qui n’est pas le cas de la psychiatrie. 

Créer les conditions pour que se transmette le « virus » de la psychiatrie 

Une part non négligeable des places d’internes en psychiatrie ne sont pas pourvues, ce qui qui est une préoccupation car les postes vacants sont déjà très nombreux dans les hôpitaux. Il faut donc améliorer les conditions de travail dans les services en difficulté, et surtout briser les idées reçues, surtout en favorisant l’accès à des stages de psychiatrie pour le plus grand nombre d’étudiants, car beaucoup « attrapent » le virus de cette belle spécialité quand ils la rencontrent vraiment.

JIM.fr - Constatez-vous, comme d’autres psychiatres, une hausse des problèmes de santé mentale chez les plus jeunes ? Quelles sont les causes de cette crise selon vous ?

Professeur Antoine Pelissolo - Oui, nous y sommes confrontés à l’hôpital, notamment aux urgences, comme dans toutes les consultations et cabinets de ville, et les données épidémiologiques confirment ces observations de terrain. Ce phénomène a été amplifié par la crise du Covid, mais il ne s’est pas apaisé depuis et, en réalité, la dégradation de la santé mentale des jeunes s’était amorcée dès avant la pandémie. On peut rattacher ces souffrances nouvelles aux changements sociétaux et environnementaux : crises successives, éco-anxiété, transformation et dislocation des liens sociaux du fait de l’omniprésence du numérique et des écrans, etc.

JIM.fr - Dans la population générale, la psychiatrie fait souvent l’objet de peurs et de fantasmes. Comment mieux éduquer la population aux problèmes psychiatriques ?

Professeur Antoine Pelissolo - Une éducation à la psychologie et à la santé mentale devrait être faite dès le plus jeune âge, ce qui permettrait de prévenir certaines pathologies, d’encourager à l’entre-aide, de faciliter le repérage des troubles débutants et de casser les idées reçues et les peurs véhiculées par les troubles psychiques. Des programmes d’information très structurés comme les « premiers secours en santé mentale » ont fait leurs preuves pour apporter des connaissances au grand public, et il serait très utile d’en faire bénéficier le plus possible de jeunes en particulier. Par ailleurs, il faudrait continuer à sensibiliser les journalistes et les médias grand public aux bases de la psychiatrie pour que les messages transmis soient moins délétères qu’ils ne le sont souvent (mise en scène de la violence associée aux troubles psychiques, caricature de ces maladies et des malades, etc.). 

Contention : pas de révolution sans nouveaux moyens 

Les Conseils locaux de santé mentale, portés par les mairies en partenariat avec les services de psychiatrie, sont de très bons moyens de diffuser des informations et d’organiser des actions de prévention, et il faut vraiment les développer sur l’ensemble du territoire.

JIM.fr - Les pratiques de contention et d’isolement en psychiatrie sont de plus en plus décriées. Pensez-vous qu’il faille aller à terme vers leur interdiction ? Les mesures judiciaires de contrôle mises en place vous paraissent-elle adaptées ?

Professeur Antoine Pelissolo - Il faut bien sûr se donner l’objectif de leur limitation voire de leur suppression complète le plus vite possible. Mais ceci ne peut pas passer par des interdictions simples, car dans ce cas les prises de risque pour les soignants et les patients seraient majeures, au point de ne plus trouver de personnels volontaires ou de ne plus soigner les personnes malades. L’amélioration des pratiques passe forcément par des soignants en nombre suffisant (en ambulatoire pour les soins courants et en hospitalisation pour les situations complexes ou de crise) et surtout bien formés et expérimentés, ce qui suppose une politique volontariste comme je l’évoquais précédemment.

JIM.fr - Vous avez récemment alerté sur la pénurie de quétiapine. Quelle est actuellement la situation quant à l’approvisionnement de ce médicament ? Plus globalement, quelles solutions préconisez-vous pour lutter contre les tensions d’approvisionnement en médicament ?

Professeur Antoine Pelissolo - La situation ne s’est pas améliorée hélas pour l’instant, même si nous avons obtenu un communiqué de l’ANSM qui jusque-là était restée muette, avec la proposition d’une coopération avec des pays européens qui accepteraient de « dépanner » la France tant que la pénurie persiste. La rupture de cet antipsychotique majeur pose des problèmes graves pour le traitement de nombreux patients souffrant de trouble bipolaire ou de schizophrénie, d’autant plus que plusieurs autres molécules de la même famille sont elles-mêmes sous « tension ». 

Accepter de payer un peu plus chers les médicaments face à la « concurrence » 

Il faut absolument renforcer notre souveraineté sanitaire dans le domaine des médicaments psychotropes essentiels en relocalisant les sites de production en France ou en Europe, en luttant contre l’hyper-concentration de cette industrie, et en l’obligeant à constituer des stocks suffisants. Par ailleurs, il faudrait peut-être accepter de payer les médicaments un peu plus chers qu’aujourd’hui, car les laboratoires privilégient, en cas de pénurie, les pays où leur marge est supérieure. Probablement aussi autoriser plus de médicaments différents, car nous disposons par exemple de moins d’antipsychotiques en France que dans la plupart des autres pays occidentaux. Enfin, il faut absolument mettre en place une information systématique des patients et des prescripteurs sur les risques de ruptures d’approvisionnement, car les changements de molécules doivent être impérativement anticipés dans les maladies psychiatriques sévères.

JIM.fr - Vous avez signé une tribune défendant le maintien de l’Aide médicale d’Etat. Estimez-vous que si ce dispositif était aboli, les médecins devraient, en quelque sorte, désobéir et continuer à soigner gratuitement les migrants clandestins ?

Professeur Antoine Pelissolo - C’est une position que je défends en effet, avec de très nombreux médecins et soignants, de tous bords d’ailleurs. Notre vocation médicale, et le serment que nous avons prononcé, sont antinomiques avec le tri des patients selon leurs conditions et leurs origines. De plus, la restriction de l’AME ne produirait que de faibles économies financières et exposerait, à l’inverse, l’ensemble de la population à des risques sanitaires liés notamment à des épidémies infectieuses ou à des troubles psychiques non traités, avec aussi une pression supplémentaire sur les hôpitaux publics.

JIM.fr - Vous êtes ce qu’on pourrait appeler un médecin engagé. Pensez-vous que le médecin a un rôle particulier à jouer dans le débat public ?

Professeur Antoine Pelissolo - C’est bien sur un choix individuel mais il est vrai que le contact, souvent très personnel et intime, que nous entretenons tous les jours avec nos patients peut nous conduire à nous interroger sur les dysfonctionnements de notre société, notamment les inégalités sociales, et peut pousser à vouloir en faire état dans le débat public et à tenter de les corriger. Pour ma part, j’ai fait le constat dans ma pratique, comme d’ailleurs les données de santé publique le montrent bien, que la médecine peut bien sur soigner voire guérir un certain nombre de maladies, mais que les déterminants de santé dépassent largement le champ de nos compétences propres et impliquent de nombreux autres leviers (conditions de vie, alimentation, environnement, éducation, etc.). L’intervention sociale ou politique est donc très complémentaire de notre exercice médical, et par ailleurs une source très riche d’épanouissements et de motivations.

Propos recueillis par Quentin Haroche - JIM.fr

Obésité : au moins 150 minutes d’exercice pour des résultats visibles
Pr Dominique Baudon | 15 Janvier 2025​ (JIM.fr)